Les damnés de la BNF
source : album photo d'Emmanuelle "Mondes parallèles" sur www.castalie.fr.
Comme on me pose souvent des questions sur l'emploi de mes heures dans le mystérieux édifice appelé "BNF", Kalliope a décidé de révéler ici, en exclusivité mondiale, ce qui se trame dans l'espace chercheurs (alias le rez-de-jardin) au sous-sol de cette auguste bâtisse.
Eclaircissons tout d'abord l'acronyme. Le commun des mortels pense que BNF signifie "Bibliothèque Nationale de France" mais les malheureux initiés, eux, savent bien que ces initiales dissimulent la formule "Brûlons en eNFer", sauf qu'on n'y brûle pas... à vrai dire, on y gèle plutôt : la température y atteint péniblement les 18°C avec des pointes à 15°C l'été, pour être sûr de participer à la grande entreprise de réchauffement climatique général. C'est cela qui me rend si certaine que l'enfer est exothermique, quoique d'autres démonstrations intéressantes de ce postulat aient été proposées :
http://www.castalie.fr/article-60975-6.html
(pour quelqu'un qui aime autant la chaleur que moi, un enfer chaud ne peut pas être l'enfer). D'épaisses cloisons en bois font obstacle au moindre rayon du soleil dans les salles. Quand nous nous réfugions pour déjeuner sur les marches ensoleillées, derrière les grandes baies vitrées décorées de faux oiseaux bleus, de sinistres harpyes nous en délogent (elles ne vont pas jusqu'à souiller le contenu de notre tupperware, mais pas loin).
Il y fait donc froid et sombre, et le silence y règne : chaque année, d'inquiétants personnages viennent avec des faucons qu'ils lâchent dans le jardin pour chasser les étourneaux des arbres où ils se perchent. Leurs pépiements dérangeraient les malheureux chercheurs... Et si l'on avait laissé faire une lectrice, j'aurais moi-même été exclue de la bibliothèque pour cause de talons trop bruyants (la moquette alterne avec le parquet en bois exotique sur lequel les talons claquent). Sartre l'avait dit avant moi : l'Enfer, c'est les autres.
Après avoir traversé le Styx (ou la Seine) sur la passerelle Simone de Beauvoir, on accède à l'un des 4 grands livres par une vaste esplanade en bois exotique et un "travelator" (c'est un hapax, je n'ai vu ce terme nulle part ailleurs) aussi glissants l'un que l'autre par temps de pluie. On avance donc à pas précautionneux avant de passer par le portique, où l'on nous fouille, et d'abandonner notre sac au vestiaire pour une splendide mallette en plastique transparente. Après, il faut pousser les lourdes portes en métal pour pénétrer dans de vastes espaces vides (50 mètres de hauteur de plafond) où l'on poursuit sa catabase par un escalator. C'est en quelque sorte le Purgatoire : il y fait moins chaud qu'à l'extérieur mais pas encore aussi froid que dans le rez-de-jardin.
En bas, on passe sous le regard généralement vitreux d'un Cerbère ennuyé et affalé sur sa chaise. Point d'obole pour Charon, le précieux talisman ici est un simple bout de plastique, démagnétisé une fois sur deux et orné d'une photo toujours-plus-affreuse-que-celle-de-l'année-précédente (à chaque fois, on croit qu'on ne pourra faire pire, mais si, si, on y parvient). En entrant sa carte dans la machine, on quitte toute espérance d'en ressortir rapidement et de travailler efficacement, vu l'énergie qu'on a déjà dû dépenser pour arriver jusque là.
A l'intérieur, il y a bien plus de 9 cercles : il y en a 13 : autant qu'il y a de lettres de K à X, en ôtant le Q... eh oui, pas de salle Q à ma connaissance, à la BNF... Les malheureux qui fréquentent ces cercles (ordonnés en rectangle) sont affligés de différents vices (vice de l'histoire, de la philosophie, du droit et même des langues anciennes !) mais partagent tous le même péché - heureusement dénoncé et sévèrement réprimé par notre Président Bien-Aimé - le plaisir de la connaissance (libido sciendi) !
On y subit diverses sortes de supplice. En vrac
> le supplice de Tantale : quand, après avoir chassé un ouvrage rare dans toutes les bibliothèques de France et de Navarre, vous le découvrez enfin sur le catalogue de la BN, mais las ! il est incommunicable car
*en cours de traitement : ça signifie qu'ils viennent de l'acquérir et qu'il sera disponible dans... deux, trois ans... quand vous n'en aurez plus besoin depuis longtemps.
*hors d'usage.
*perdu, bien que parfois vous l'ayez obtenu deux jours auparavant... mais entre-temps, on l'a perdu et, comme vous êtes le dernier lecteur, on vous jette un regard suspicieux.
> le supplice d'Ixion : alors même que vous croyez détenir l'idée du siècle, quand vous tentez de la coucher sur papier, elle se dissipe comme une nuée.
> le supplice de Sisyphe : à chaque fois que vous croyez avoir fini une partie/un chapitre, il y a des éléments à rajouter et hop, on reprend tout au début.
>le supplice de Prométhée/Tityos : tous les matins, ligoté à votre chaise ergonomique, l'angoisse de ne pas terminer à temps pour la soutenance vient vous dévorer le foie.
> le supplice dit du"jardin derrière la vitre". Eh oui, on ne comprend jamais aussi bien qu'à la BNF, quand le soleil tombe sur la pelouse, que l'on a été définitivement chassé du jardin d'Eden. Point d'ange à l'épée flamboyante pour vous le rappeler : juste de grandes baies vitrées obstinément fermées. Il se chuchote qu'une fois par an, lors de la fête des Jardins, les vitres s'ouvrent... mais c'est sans doute un mirage accordé aux seuls Bienheureux. Ceux qui, sacrifiant famille, amis et toute forme de vie sociale, viennent rendre un culte à la Science même le samedi. Pour les autres, c'est la malédiction divine "Tu enfanteras dans la douleur" (ta thèse) et "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" : ton pain et rien d'autre, parce qu'avec le salaire des chercheurs en France, tu peux toujours rêver pour t'offrir un sandwich à la cafétéria de la BNF ou même une tranche de jambon à mettre dans le pain : mieux vaut prévoir ton tupperware et ta salade de pâtes.
Bref, même avec la perspective d'y retrouver une charmante Eurydice, n'importe quel Orphée partirait en courant, et sans se retourner...
Bises à tous ceux qui ont eu le courage de lire ce post jusqu'au bout,
K* guidée non par Virgile, mais par Ovide (et c'est bien plus drôle !).