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Kalliope muse ailleurs
25 mai 2009

Balzac et les petits élèves français...

Balzac_et_la_petite_tailleuse_chinoise__A_

... ou comment plonger les professeurs desdits élèves dans le désespoir...

Brèves de brevet blanc.

Kalliope expliK

Soit un sujet de brevet blanc extrait du merveilleux roman de Dai Sijie. Le chapeau du texte est le suivant :
Pendant la Révolution culturelle chinoise (1966-1976), le narrateur, un jeune étudiant de 17 ans, est envoyé à la campagne dans un village pour être rééduqué par le travail. Toutes les distractions sont interdites. Un jour, il peut se procurer illégalement et secrètement un roman de Balzac traduit en chinois, Ursule Mirouët; mais maintenant, il faut rendre le livre.

Le texte relate ensuite que le héros, fasciné par le somnambulisme d'Ursule, qui lui permet de se rendre -en rêve- n'importe où, décide de recopier sur sa pauvre veste en peau de mouton, car les adolescents ne possèdent que quelques feuilles de papiers à lettres pour écrire à leurs parents, des extraits du roman, avec le désir de devenir lui-même somnambule pour échapper à la vie difficile qu'il mène à la campagne et retrouver dans ses songes sa vie d'autrefois, bien plus aisée.

Pendant une heure et demie, les élèves ont planché sur des questions à propos du texte, les aidant à comprendre que le narrateur mène une vie extrêmement difficile, dans la plus grande pauvreté, qui crée en lui un désir de s'évader par la lecture et le somnambulisme.

L'heure et demie suivante a été consacrée à une rédaction, dont le sujet était le suivant :
Luo, le camarade de chambre du jeune héros, arrivant par hasard, le voit recopier le texte de Balzac et l'interroge sur les raisons qu'il peut avoir de le faire. Racontez de manière détaillée.

Bilan, entre 1 page et 1 page et demie, comportant généralement au minimum 2 fautes par ligne.  Soit, c'est la norme de chaque rédaction, c'est couru d'avance. Mais, ce qui est plus désespérant, c'est
1. l'absence totale de répères historiques chez les mômes : la "révolution culturelle chinoise" qui figure normalement au programme d'histoire de 3ème, si je ne m'abuse, ressemble chez eux à une terra incognita. Je passe sur les "grands yeux verts" de certains Chinois (ok, je sais, ce n'est pas impossible, mais disons que ce n'est pas le cas le plus courant), les "Benoît", "Alexandre", "Nathan" et autres charmants prénoms typiquement chinois dont ils ont affublé le héros. Péchés véniels, je l'avoue, tout le monde n'a pas un prénom chinois à disposition. Plus grave, en revanche, me semblent les mentions de la "bibliothèque", de "l'internat très réputé", des "cours du lendemain" pour lesquels le héros serait censé recopier son texte sur une peau de mouton (sur une "feuille" pour les plus bouchés qui ne semblent décidément pas avoir lu le texte sur lequel ils ont travaillé pendant une heure et demie). Elles témoignent du fait qu'ils ignorent absolument les principes de la révolution culturelle. Dans le genre délire total, voici Luo invitant son camarade à délaisser sa tâche (évidemment pas dit comme ça) pour "jouer à la console, plutôt", ou qui, rendu méfiant par les révélations du héros, préfère "chercher sur internet"...
Mais, et c'est là qu'on touche le fond, le plus difficile pour eux ce fut de
2. trouver des raisons pour justifier qu'on recopie un livre. Alors là, c'est l'Everest Franchement, ils arrivent à trouver des arguments pour Luo, qui essaie de détourner le héros de son dessein, "il y a tellement de choses plus intéressantes à faire que de recopier un livre" (sic), - Kalliope n'a pas résisté à écrire dans la marge "comme travailler comme un damné la journée entière dans une rizière", même si elle sait qu'ils ne comprendront pas le mot "damné"-, ou encore "viens plutôt jouer avec nous dehors" - on s'amusait tellement pendant la révolution culturelle -, et autres billevesées. Mais alors, pour trouver des arguments au jeune héros, même après avoir lu le texte, dans lequel tout était à peu près écrit, ils restaient secs.  Non, cela leur restait par trop incompréhensible et incroyable a. qu'on puisse aimer un livre b. qu'on puisse avoir envie de le recopier. Généralement, la seule justification qu'ils trouvaient, c'était qu'un "prof" (sic) avait donné cela comme travail/punition/concours au narrateur. Certains ont été un peu plus audacieux : ce livre-là n'était pas écrit "dans une langue du 18ème siècle" (forcément, puisque c'est du Balzac...), racontait des "aventures", comportait des "illustrations un peu magiques", était comme un "jeu virtuel", était écrit "en italique sur fond bleu avec de petits étoiles", et ô nirvana du livre, on se retrouvait presque magiquement directement de la "première à la centième page".
Forcément, Kalliope, n'a pu retenir sa verve Kaustique dans les marges. A celui qui écrivait que recopier faisait "réfléchir et penser", elle a dit que ce serait peut-être une bonne idée d'y adonner les élèves, alors.... A ceux qui s'étonnaient, par la bouche de Luo, qu'on puisse trouver plaisir à lire un livre, elle a recommandé d'essayer, parce que, comme ils écrivent, "il y a une première fois à tout dans la vie". Au passage, elle a aussi été saisie par la violence des dialogues entre les "camarades de chambre", reflet des relations adolescentes entre amis, dans lesquelles il n'y avait que sécheresse "je t'en pose des questions, à toi ?", mauvaise humeur "occupe-toi de tes affaires", et menaces "je vais aller te dénoncer".
Pfff, parfois, Kalliope se demande vraiment si ce qu'elle enseigne - la littérature française & le bonheur de la lecture - a encore une pertinence parmi les élèves de cette génération... Et elle préfère ne pas penser à l'intérêt d'enseigner encore le latin, parce que lorsqu'on se penche trop sur les gouffres, on a le vertige... Quoique il ait bien fallu, samedi matin, aller "vendre" l'option latin chez les petits sixièmes.

J'ai beau être professeur, incarner le savoir devant mes élèves, à ces questions-là, je n'ai pas de réponse. Juste du chagrin, en voyant que ce qui peut me procurer tant de bonheur, m'enrichir d'expériences humaines, m'illuminer, me consoler de mes chagrins, m'émerveiller, m'instruire, répondre à mes questions, me distraire & même, quoique rarement, m'ennuyer aussi, leur semble aujourd'hui à eux toujours ennuyeux & étranger, un pensum scolaire dont ils espèrent que l'âge adulte les débarrassera.

Je me console en pensant au Laboureur et ses enfants, fable apprise au cours élémentaire :

Travaillez, prenez de la peine:
C'est le fonds qui manque le moins.
Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
"Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents:
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit; mais peu de courage
Vous le fera trouver: vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'oût:
Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse. "
Le père mort, les fils vous retournent le champ,
Deçà, delà, partout: si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.
D'argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.

Labourons, semons des centaines de champs : un trésor peut y être caché, il y en aura peut-être quelques-uns qui produiront des récoltes, elles ne seront pas toutes immenses, mais qui peut dire combien de graines donneront des fleurs ?
Après tout, j'ai toujours chéri Julien Sorel - même quand le "grand" hypocrite, celui-dont-on-ne-doit-prononcer-le-nom, tente de s'en emparer, pour faire oublier sa bévue sur La Princesse... :

Ma foi ! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens ; si, au lieu d'être un atome, j'avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie à quatre.

Moi, qui suis un peu moins excessive, j'essaie d'en faire lire 22 pour en convertir un ou deux...

scene_d_ecole_avec_un_precepteur_deux_eleves_lisant_et_un_troisieme_s_excusant_de_son_retard___Treves

    
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Commentaires
Z
je comprends ton accès de désespoir...<br /> mais pour ce qui est de la révolution culturelle, je crains malheureusement que la plupart des adultes en aient la même méconnaissance...<br /> et puis peut-être que même s'ils sont super mauvais pour les arguments d'amour de la lecture, ils aiment quand même lire, je ne suis pas certaine que j'aurais été super inspirée non plus, et pourtant personne ne contestera mon amour de la lecture!<br /> <br /> donc en conclusion je suis certaine que tu auras plus de convertis que tu ne le crois!^_^<br /> <br /> bisous
Kalliope muse ailleurs
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